Ma Bohème

[laoshi]

Un poème que Rimbaud écrivit à l'âge de 16 ans, pour Elise et pour nos amies chinoises :

Ma Bohème(1)

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées;
Mon paletot soudain devenait idéal (2);
J'allais sous le ciel, Muse (3), et j'étais ton féal (4);
Oh! là là! que d'amours splendides (5) j'ai rêvées!
Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet (6) rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes (7). Mon auberge était à la Grande-Ourse (8).
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou (9)

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée (10) à mon front, comme un vin de vigueur;

Où, rimant au milieu des ombres (11) fantastiques,
Comme des lyres (12), je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur!

Arthur Rimbaud

1 – Un bohémien est un vagabond, le mot le plus proche en chinois est peut-être 流浪者 [liú làng zhě]; c’est un errant qui va de ville en ville mais ce n’est pas un clochard. L’idée de « bohème » est associée à l’idée de pauvreté, de dénuement matériel, mais aussi à celle de liberté. Sans biens matériels, sans attache, le jeune fugueur, Rimbaud, est libre comme l’air….
2 – jeu de mots sur « idéal ». Le « paletot », en chinois 大衣 [dà yī], est tellement usé qu’il est devenu presque immatériel et qu’il ne protège plus du tout du froid. Ce n’est plus qu’une « idée » de paletot….
3 – La Muse est une divinité mythologique gréco-romaine qui inspire le poète. Elle est confondue, au XIX° siècle, avec la femme idéale.
4 – « féal » = « serviteur fidèle et dévoué ». Le mot « féal » n’est plus utilisé, il appartient au vocabulaire médiéval et évoque l’amour courtois, l’amour du chevalier pour une dame inaccessible.
5 – Le mot « amour » est masculin au singulier et féminin au pluriel.
6 – Le Petit-Poucet est le héros d’un conte de Perrault, un auteur du XVII° siècle qui a transcrit des contes populaires. C’est un petit garçon, si petit de taille, qu’on le compare à un « pouce », le premier doigt de la main. Mais le Petit-Poucet est aussi malin qu’il est petit : il a entendu ses parents, qui sont de pauvres bûcherons, dire qu’ils voulaient perdre leurs enfants dans la forêt parce qu’ils ne peuvent plus les nourrir. Il ramasse donc de petits cailloux qu’il sème en route pour retrouver son chemin.
7 – il y a là un « rejet » : « des rimes » est le complément d’objet du verbe « j’égrenais » mais, au lieu de suivre immédiatement le verbe, il est rejeté au vers suivant, comme si les rimes devenaient les cailloux jetés en chemin par le Petit-Poucet.
8 – la Grande-Ourse est un groupe d’étoiles, une « constellation » très visible dans le ciel que les poètes taoïstes appréciaient eux aussi beaucoup !
9 – « le frou-frou » : onomatopée évoquant le bruit du papier ou du tissu que l’on froisse.
10 - nouveau « rejet » : « de rosée » est le complément du nom « des gouttes » 露珠 [lù zhū]
11 – le mot « ombres » a deux sens, d’une part le sens réel 影[yǐng], d’autre part un sens mythologique, celui des âmes errantes des morts aux enfers (des fantômes, en quelque sorte) => le mot « fantastiques » : les ombres de la nuit se transforment, dans l’imagination du poète, en fantômes des Enfers.
12 – la « lyre » est un instrument de musique grec (vous pourrez le voir sur le site de mon amie Patricia et l’entendre sur le site terpandros.
La lyre est l’instrument du dieu de la poésie Apollon et, par extension celui de tous les poètes ; mais l’évocation des « ombres » fait penser à Orphée, un personnage de la mythologie antique descendu aux Enfers pour y rechercher la femme qu’il aimait et qui jouait de sa lyre pour charmer les ombres des morts pendant son dangereux voyage. Il y a là une belle métaphore, les élastiques des souliers, c’est-à-dire les lacets des chaussures 鞋带 [xié dài], sont comparés aux cordes de la lyre.